Fin du monde

La vie continue. Comme toujours. Heureusement, dans un sens, mais c'est troublant. C'est sidérant. Comme un lièvre figé dans le faisceau de tes phares. Il aurait suffit d'un bond, mais non. Plus rien. Le monde a disparu. Du moins le monde du lièvre.

Je crois qu'il était déjà trop tard. Comme toujours. Heureusement, dans un sens, mais c'est décourageant. Au fond, il n'est jamais trop tard pour comprendre que plus personne n'est en mesure de tirer son épingle du jeu. On pourrait le croire, s'en remettre aux apparences, pour se rassurer, se donner la force de lutter, parce qu'il faut lutter. Encore aujourd'hui, des êtres sont nés. Comme toujours. Ni heureusement, ni malheureusement, c'est comme ça, c'est tout, il faut faire avec.

Je vérifie que la dernière mise à jour du système d'exploitation de l'ordinateur de poche auquel je suis attaché se soit bien effectuée. Je vérifie les boîtes de réception d'e-mails. Je vérifie les nouveaux articles dans l'agrégateur de flux. Pourtant la poussière est plus lumineuse, plus riche en information. Plus libre. Et même plus connectée. Non pas au réel, cette illusion qui invente le virtuel. Non : connectée au monde.

Au monde qui résiste à tous nos efforts d'anéantissement. Heureusement. Nous sommes un étrange lièvre dans les phares du monde. Parce que nous avons voulu l'anéantir. C'était le programme de la fin de l'histoire, de la globalisation heureuse, du TINA. Anéantir le monde. Nous nous sommes aveuglés dans sa lumière. Les yeux écarquillés par notre désespoir.

Nous ? Oui, nous, parce que nous avons joué le jeu. Manifester dans la rue, parfois, casser quelques vitrines, brûler quelques voitures, c'était rigolo, mais guère suffisant. Nous avons simplement continué à accepter la marche du monde. Nous n'avons pas pris le risque de nous opposer. Risquer de perdre le droit de quémander un pouvoir d'achat accordé par les adultes, par les êtres humains, par ceux qui ont le pouvoir de décider en économie, par les capitalistes, par les propriétaires, ceux-là qui possèdent même les petits propriétaires...

Il ne faut pas jouer les riches, quand on a pas le sous.

Mais la vie continue, cette vie quotidienne, faite de virements bancaires en échange de logement, d'eau et d'électricité, d'économie sur les légumes et les vêtements pour s'offrir des systèmes d'informations surpuissants qui dormiront dans nos poches, comme dorment des cellules dormantes, en réalité nous surveillant constamment. Avec notre consentement moyennement éclairé, mais plus on l'éclaire notre consentement, plus on l'accorde, semble-t-il. La vie continue. On feuillette dans les transports publics des dépliants publicitaires augmentés de copiés-collés de dépêches, de potins, de rumeurs. On s'achète une voiture de plus, pour mieux s'isoler dans la congestion du trafic. On n'a rien à cacher. On met des caméras de surveillance partout. On n'a rien à cacher. On n'a rien à cacher. On n'a rien à cacher1. Mais on dort mal. On se raconte des histoires, on se repasse les mêmes plats.

L'humanité de demain, peut-être, c'est pas sûr.

Si l'on veut empêcher qu'un quelconque pouvoir (l'État, dictatorial, monarchique, républicain ou démocratique, les multinationales, les grandes fortunes, etc.) n'use ni n'abuse des possibilités techniques de surveillance généralisée, surveillance qui ne peut avoir comme objectif l'intérêt général, mais bien l'intérêt de quelques-uns, surveillance qui part du principe que chacun est potentiellement coupable de quelque chose, surveillance qui introduit un régime de suspicion généralisée, assez cohérente avec la situation de guerre économique de chacun contre tous, alors il faut limiter, réduire l'existence même de ces pouvoirs. Par la loi lorsque c'est possible, par la force lorsque c'est nécessaire.


  1. Pourtant on ne publie pas sur le net la liste complète de nos comptes e-mails, réseaux sociaux, forums, cartes bancaires, avec les mots de passe, d'ailleurs, pourquoi des mots de passe ?

No comment.