Des livres et des prix.

mis à jour au fond

En Helvétie – qui, ne l'oublions pas, sert de petit jardinet de relaxation réservé au commandant du Lager mondial –, on vote souvent. C'est une grande richesse. Indéniablement. Comme disent les Vaudois (rien à voir avec les hérétiques), "y en a point comme nous". Et à force de se le répéter, on pourrait finir par le croire. On vote souvent, aussi on débat beaucoup. Des débats importants. Des vrais choix de société. Bon, faut pas s'effrayer inutilement même si ça provoque quelques émotions intéressantes, la plupart du temps c'est plutôt un choix à l'intérieur d'un modèle de société précis, un choix relativement mineur. S'il arrive que les révolutionnaires fréquentent un bref moment le pays, c'est bien parce qu'ils projettent de faire leur révolution ailleurs. Bref.

Dans le paquet de débats/votations prévu pour le 11 mars 2012, il y a la Loi sur le Prix unique du Livre, LPL. À ne pas confondre avec une inexistante Librarian Public Licence. Le nombre de petites librairies, de librairies indépendantes ne cesse de diminuer. Et c'est triste. C'est mal. Les petites épiceries ont disparu (ou presque), c'est pas un problème. Les petits commerces disparaissent, c'est ce qu'on appelle le darwinisme commercial. Une forme civilisée de barbarie. Les petites entreprises étouffent sous le poids des multinationales, surtout celle de la finance, c'est ce qu'on appelle une économie libre, saine. Mais que les petites librairies meurent, soudainement c'est pas bien. Parce que le livre n'est pas un produit comme les autres. Étonnant, dans un système économique où justement, pour la doxa, tout est marchandise et tout est à vendre, de l'eau à l'éducation, du vivant à la monnaie, du vote des parlementaires aux services de polices privatisées, des services de l'assurance-chômage aux clients de l'assistance publique, etc. Alors, pour défendre la diversité de l'offre en matière de livre, on pense soutenir les librairies en imposant un prix unique du livre.

Il se trouve qu'en Suisse, l'écrasante majorité du marché (ah, c'est pas un marché comme les autres ?), est un marché d'importation. Et les importateurs-distributeurs ne sont pas bien nombreux. J'ai cru comprendre que des grosses boîtes qui vendent de la Q-lture comme elles vend(rai)ent des assurances-vies (c'est dire si pour elles le client est le roi des cons dont il faut vider les poches), s'achètent directement leur livres à l'étranger, sans passer par ces importateurs-distributeurs. C'est sûr que les petites librairies n'ont pas les moyens d'une telle concurrence totalement faussée. Elles ne sont pas des entreprises transnationales... On voit bien que le pouvoir sur ce marché du livre, qui n'est pas un produit comme les autres (parce que l'assurance maladie, tu vois, c'est un produit comme les autres, comme l'électricité et le travail), est dans les mains des importateurs-distributeurs et les grosses boîtes. En fait, dans les mains de leurs actionnaires ou financiers. Des gens pour qui tout n'est que ROI à deux chiffres. Sinon, rentable ou pas, hop, on extermine.

La LPL donne le privilège de fixer le prix unique du livre aux distributeurs et éditeurs. Mais qui sont-ils ? Les 3-4 grosses boîtes qui se partagent le gros du marché francophone, plus les 3-4 grosses boîtes qui se partagent le gros du marché en langue allemande, etc. ?

Ce débat me court sur le système, en fait. Oui j'aime lire. Et à mon sens, en Suisse, l'accès à la culture écrite est très bon marché. Pendant quelques années j'avais un budget très limité, je n'ai jamais autant lu – parce qu'en général plus ton budget est étroit, plus tu as du temps, à moins que ton budget soit vraiment démesuré, auquel cas tu t'achètes le temps des autres. Je lisais en bibliothèque. On pourrait abaisser le prix de l'accès à la culture en élargissant les horaires, ça serait vraiment une grande idée. Il y a beaucoup à faire pour que les citoyennes-ns s'approprient une de leurs plus grandes richesses : les bibliothèques publiques et universitaires.
Oui, j'aime lire, et j'aime les livres. J'aime beaucoup entrer dans une librairie. Je parle d'une librairie, pas d'un grossiste en Q-lture. Je comprends que ce soit un goût et non pas un critère de qualité humaine. Et je me dis bien que Bourdieu a des choses à dire sur ce goût précis. Si je trouve le billet des transports public hors de prix, je ne trouve pas le livre cher. C'est totalement subjectif. Dans les librairies que je fréquente, je trouve un service efficace, agréable, humain, de proximité et décentralisé. Tout ce que j'aime. Pour l'instant, ça pourrait changer. Mais, je rêve d'une ville habitée plutôt que des fermes de serveurs à l'autre bout du monde et des hangars près des sorties d'autoroutes. Où les travailleurs sont payés au lance-pierre et travaillent dans des conditions sociales peu comparables aux conditions dans une librairie indépendante, qui peut même être une coopérative. Oui, ça existe : la Librairie du Boulevard.

Donc, j'aurais plutôt tendance à vouloir défendre leur existence. Ce qui fait qu'il est probable que je voterai pour le prix unique du livre. Mais, à mon avis, le problème est plus global, c'est le cas de le dire.
Petite considération : bien souvent un prix cassé coûte plus cher. Ce que nous ne payons pas dans le prix, nous le payons ailleurs : cadeaux fiscaux aux grandes entreprises et aux capitaux, assurances sociales (pour compenser les salaires minables et les fermetures de petites entreprises, etc.
Deuxième considération, plus générale. Le problème de fond, qui détermine l'ensemble, c'est la concentration des richesses. La plupart des systèmes socio-politico-économiques que l'on connaît, qui ont été expérimentés jusqu'ici aboutissent à des situations similaires de ce point de vue : très peu de personnes possèdent la plus grande part des richesses produites, et même des moyens de les produire. Parfois, il a été possible de limiter cette tendance pour éviter que l'entier de la société s'écroule (par exemple le New Deal, sous la pression de la rue, grâce aux grèves...). Ça ne dure pas bien long.
Alors voilà. Je pense que le vrai problème, c'est celui-là. Je ne l'ai pas pensé tout seul : Le grand mystère des choses enfin révélé, Paul Jorion.

Ou alors, trouvé plus récemment : Une économie planifiée pour le 1% (en anglais).

C'est très décousu comme argumentation. Peut-être pas des mieux informé sur le contexte du marché du livre en Helvétie. Mais, je pense que tant qu'on perd de l'énergie dans des débats qui restent à l'intérieur du cadre (de la doxa, à savoir l'idéologie dominante qu'on présente comme une forme de réalisme ou de pragmatisme, voire de loi de la nature...), on favorise le pouvoir exorbitant de quelques-uns sur tous les autres. Des sociétés parfaites, pas besoin d'en avoir peur, ça n'existera jamais. Et je ne sais si nous avons vraiment une influence sur la direction de nos vies individuelles et collectives. Un peu, de manière très relative, peut-être. Ce qui ne signifie pas qu'il faille se résigner. Jusqu'au jour où l'horreur frappe à la porte. Ce qui est déjà le cas pour une partie non négligeable de la population mondiale.

Pendant ce temps on continue d'enfermer de manière administrative des centaines de milliers de personnes qui n'ont pas commis d'autre délit que la migration, voire la recherche d'un asile, en Suisse et ailleurs dans l'espace Schengen. Pendant ce temps des dictatures bombardent leur population, et traquent les opposants grâce à des technologies de pays démocratiques. Le prix du livre ?

Mise à jour :
Je n'avais pas donné de liens pour soutenir le dernier paragraphe. Mais on peut lire "Camps d’étrangers en Europe : Ouvrez les portes ! On a le droit de savoir !" de @migreurop, ainsi que "#OpSyria S04E01 : The Iron Strike" par @bluetouff sur @_reflets_.

2 commentaires

#1 : 2012-02-28 @ 22:04
Laurence a dit :

Le prix du livre est une question secondaire en regard de ce qui se passe dans le monde, tu as tout à fait raison.
En ce qui me concerne, à titre personnel, un livre n'a pas de prix et je crois que c'est la seule dépense que je me suis toujours autorisée, même dans mes périodes les plus fauchées, sans regarder (oh, bien sur, je prenais des livres de poche quand même !).

Ceci dit, c'est quand même une vraie question de société de savoir si dans tous les cas de figure les petits peuvent faire face aux grands ! Je ne connais pas le "modèle" de consommation suisse. Si c'est le même que le français, c'est mal barré vu que la grande distribution squatte tous les "petits" métiers (du fleuriste, à la mercière, en passant par tous les commerces, y compris les pharmaciens aujourd'hui). Si c'est comme le modèle italien, et notamment en Ligurie c'est différent. Les grandes surfaces sont tout simplement interdites. Pour Gênes qui compte quand même 800 000 habitants, il n'y a qu'un hyper marché. Alors bien sûr, il y a toutes les grandes enseignes, mais elles sont finalement relativement noyées dans le flot des petits commerces, et je crois que les gens ont fondamentalement l'habitude de faire leurs courses au cas par cas, au jour le jour. Et même quand tu vas dans un magasin qu'on pourrait appeler supérette, les caddies sont tous petits, il y a bien 3 bouquets de fleurs moches, quelques livres et 2 ou 3 objets de papeterie, mais rien de plus. Ici, les centres-ville comptent pas mal de librairies, mais de toutes façons chères car le livre en Italie est cher.

Bon, et maintenant, si je devais voter, je crois que je voterais pour le livre à prix unique, rien que pour faire chier le capitalisme :)

#2 : 2012-02-29 @ 07:05
iGor a dit :

Merci pour ce sympathique commentaire !
En Ligurie les grandes surfaces sont interdites ? C'est vrai ce truc ? Intéressant. Je me demande comment ça se fait que le FMI, l'OMC et la Banque mondiale ne soient pas intervenu pour libérer se dernier bastion du stalinisme !
;) Plus sérieusement, j'ai toujours pensé qu'il y avait forcément un peu de voleur dans commerçant, et alors je préfère de loin les petits voleurs chaleureux aux grands voleurs assis dans un bureau éloigné de champ de bataille que sont les grandes surfaces. Il suffit d'y avoir travaillé un peu pour sentir quelle violence peu civilisée règne en ces lieux. Avec deux catégories de victimes : les employés et les "clients".

Mais ce qui me marque dans ce débat du prix du livre, c'est le fait qu'une partie défende coûte que coûte le libéralisme qui a déjà démontré son caractère destructeur, alors que l'autre n'ait pas plus d'ambition que de demander gentiment au dragon de cracher du feu moins fort.

Bref. Bonne journée... :)

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